Chers matelots,
Maintenant que vous êtes à bord de L’Arbo et dotés d’une boussole, il est temps de dessiner un plan de navigation.
Euh… mais pour préparer un plan de navigation, il faudrait savoir où nous allons, non ? Aha oui, bien vu ! Où allons-nous ? Aucune idée. Destination inconnue. Angoissant ? Peut-être un peu. Excitant ? Aussi et surtout. Avancer dans l’incertitude a cela de bon qu’à chaque pas s’offre à nous une multitude de choix et autant de découvertes potentielles.
Si nous ne savons pas où nous allons, et par conséquent ni le chemin à emprunter ni la durée de ce voyage, au moins nous savons d’où nous venons.
Le passé est connu, le futur inconnu, le présent imprévu, à construire en temps réel, c’est-à-dire sans but à atteindre ni résultat à attendre. Cela peut vous sembler d’une convenance déconcertante mais à bien y réfléchir, cela vous arrive t’il souvent de vivre le moment présent sans être mentalement déjà dans l’après ?
Vous effectuez sans doute de nombreux gestes du quotidien sans but conscient. Les faites-vous pour autant en vivant le moment présent ? Probablement pas, et ce n’est pas bien grave. S’il nous est tout à fait possible d’accomplir ces rituels en observant les sensations, en (re)découvrant le plaisir qu’ils peuvent procurer lorsque nous les conscientisons, nous pouvons aussi profiter du mode automatique de ces actes pour faire vagabonder notre esprit ailleurs… Dans le passé, dans le futur, dans l’imaginaire… Pour ma part, de nouvelles idées, des déclics me viennent souvent sous la douche (…ou sur mon chemin vers Morphée) 😊
Revenons-en à notre présent à construire tout en le découvrant… ou à découvrir tout en le construisant… Cela nous conduit chez les improvisateurs : ils savent d’où ils viennent, mais pas où ils vont, ils le découvrent en temps réel. L’improvisateur Nabla LEVISTE parle de la logique chemin, qui s’oppose à la logique résultat, et dont la conséquence directe est le laisser-faire, la confiance en ce qu’il va se passer.
Lâcher-prise est bien difficile parce qu’il s’agit de se laisser porter sans savoir où l’on va, sans plan bien précis, sans stratégie préméditée, sans le support d’une tactique.
Keith JONHSTONE – LA référence mondiale de l’Impro – parle de spontanéité. Il dit à ses joueurs de ne « pas essayer de contrôler le futur, ou de « gagner » ; d’avoir la tête vide et se contenter de regarder. Quand ce sera à leur tour de participer, ils devront simplement se jeter à l’eau et faire ce qu’on leur demande, et voir ce qui se passe. Proche de l’idée « d’être le courant » que nous avons évoqué dans le précédent billet 😉
La racine étymologique du mot « improvisation » est la même que celle du mot « imprévu » : providere, qui signifie prévoir. Avec le préfixe im de la privation, improvisation veut dire « technique théâtrale visant à faire exécuter par l’acteur quelque chose d’imprévu », ou « exécution et création musicales spontanées, ni préparées ni notées. » Ou encore, « composer, sans préparation et sur-le-champ, des vers, un air de musique, un discours, etc. »
Gil GALLIOT, cofondateur de la Ligue d’Improvisation Française, affirme que « nous sommes tous des improvisateurs, des acteurs-auteurs de notre vie que nous essayons de construire tout en nous insérant dans un système sociétal de plus en plus complexe. »
Loin de ne se limiter qu’à une finalité artistique, de divertissement, la pratique de l’improvisation théâtrale répond à des attentes très contemporaines et suppose un état d’esprit, des attitudes de coopération, d’écoute et d’acceptation, qui sont l’expression de valeurs humanistes de solidarité, de respect et d’ouverture, favorisant le vivre-ensemble et la démocratie. Si cela vous intéresse, nous y reviendrons dans un prochain billet.
Une performance d’improvisation peut impressionner, voire susciter l’admiration du public, d’autant plus si ce dernier n’a jamais été de l’autre côté de la scène. Comment une telle spontanéité est-elle possible ? Comment cet acteur peut-il avoir autant de répartie alors qu’il découvre la réplique de sa partenaire de jeu ? Comment cette trompettiste de jazz peut enchaîner toutes ces notes sur un rythme si complexe sans partition ? Comment ce danseur peut-il effectuer ces déplacements et gestes de manière si fluide alors qu’ils ne sont pas chorégraphiés ?
Que ce soit en théâtre, en musique, en danse, ou tout autre art, la spontanéité est toujours le fruit de nombreuses heures d’entrainement. Comme le dit Keith JOHNSTONE, « l’impro ne s’improvise pas ». L’apprentissage de l’impro consiste principalement en outils, en techniques que les auteurs improvisateurs proposent d’appréhender à travers des exercices, donc par l’expérience, en les vivant. Les techniques appliquées dépendent du contexte, de l’objectif du spectacle, des comédiens, de l’espace et même du public le soir de la représentation. Je vous mets au défi de trouver une « règle » qui s’applique à toutes les situations.
Le jeu est, selon Nabla LEVISTE, n’importe quelle activité à la frontière entre le contrôle – impossibilité de l’erreur – et le risque – possibilité de l’erreur. Il est impossible de savoir l’effet qu’aura tel geste. C’est l’intention du geste, le sens qu’on lui donne, qui compte : en impro, faire avancer l’histoire.
Se laisser porter par le jeu sans tenter de déstabiliser ou d’imposer son jeu à l’adversaire permet une disponibilité à ce qui se passe et laisse beaucoup plus de possibilités d’innovation, de créativité, de souplesse.
« C’est à force de m’entraîner à perdre (…) que mon cerveau arrivera à faire la différence entre le danger et le risque, et à quitter la logique résultat (…) pour faire place à la logique chemin, à la confiance, au laisser-faire et à la saisie d’opportunité. C’est par ce premier pas que nous apprenons à découvrir la suite plutôt qu’à l’inventer. »
Improviser, c’est créer en direct un monde de tous les possibles.
Alors à l’image de ce dessin réalisé dans la logique chemin, sans idée préétablie, en cette période inédite de confinement, improvisons !
Sources d’inspiration pour ce billet :